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Brolin attendait devant la maison.
Il vit Meats en sortir, l’air contrarié. Lloyd Meats lui expliqua que Craig et son équipe n’avaient rien trouvé en dehors d’un verre brisé dans la cuisine, éventuel signe de lutte, d’une très courte empoignade. Si le tueur avait laissé des traces, l’eau les avait parfaitement nettoyées.
— Josh, je vais vraiment finir par croire que ce type est une araignée, lança un Meats dépité.
Et c’était vrai qu’on revenait toujours à cela : les araignées. Brolin sentait que s’il pouvait percer ce mystère, alors il en saurait assez sur le tueur pour en faire un portrait psychologique, la première étape vers son arrestation. Ou au moins cela permettrait de se centrer davantage sur certains suspects que sur d’autres.
— L’enquête de voisinage est en cours, continua Meats. On a peut-être une piste. Avec une amie de Dianne Rosamund. Cette amie dit que Dianne lui parlait beaucoup de son voisin ces derniers temps, elle le suspectait de cacher quelque chose. On va aller questionner ce voisin, un dénommé Jimmy Beahm. On verra bien, c’est maigre, mais c’est tout ce qu’on a pour le moment.
Brolin s’étira et entendit son dos craquer.
— Je vais retourner en ville, prévint-il. Cette histoire d’araignée nous échappe totalement, je veux comprendre.
— Qu’est-ce que tu vas faire ?
— Retourner voir une certaine Debbie Leigh que j’avais rapidement croisée avec Annabel lundi matin, elle tient une boutique spécialisée dans les araignées et les serpents.
— Je te tiens au courant si on a du nouveau.
Meats attrapa un des hommes qui rentrait au Central et lui demanda de déposer Brolin au passage.
Lorsqu’il fut seul, Meats, les mains sur les hanches, recula de quelques pas et contempla la maison.
C’était un beau pavillon. Dans un quartier paisible, avec des habitants tranquilles, voire sympathiques.
Il devait faire bon y vivre.
Jusqu’à la nuit dernière.
Brolin poussa la porte de la boutique Bug’em all, l’air y était humide.
Une jeune femme rousse, Debbie Leigh, était accroupie devant une cage de verre, en train de la nettoyer. Avant qu’elle ne relève la tête, Brolin eut tout loisir de contempler sa nuque et son tatouage en forme d’araignée qui dépassait du col ample.
Brolin n’eut pas le temps de se présenter, elle le reconnut aussitôt et lui offrit une moue joyeuse en s’écriant : « Oh, le détective privé ! » Il lui expliqua qu’il tournait un peu en rond, et qu’il cherchait le détail qui pourrait relancer l’enquête.
Debbie Leigh se montra très coopérative, répétant ce qu’elle avait déjà dit. Que d’après elle, l’homme qu’ils recherchaient était un éleveur, un vrai connaisseur : il pouvait se faire importer des veuves noires menavodi de Madagascar, et il savait que chez cette espèce, la canicule multipliait la toxicité du venin et faisait exploser l’agressivité de la femelle.
Brolin eut beau insister, Debbie Leigh ne put lui être d’aucune aide supplémentaire. Il ne parvenait pas à trouver l’ouverture, la piste qui était exploitable. Avait-il affaire au criminel parfait ? Insaisissable ?
Il remercia la jeune femme, qui lui répondit par un sourire charmeur. Elle était assez jolie, adepte du sport, supposa Brolin, au regard de sa tenue et du dessin de ses jambes. Elle était également enfiévrée par ses créatures qu’elle adorait jusqu’à s’en faire tatouer une sur la nuque. Elle ne devait pas garder ses amants très longtemps, ils devaient vite déguerpir en la traitant de folle, d’illuminée, ou d’immature, la batterie des épithètes dont on affuble souvent les gens vraiment passionnés. Brolin conclut l’entretien sur quelques questions plus directes. Debbie n’avait pas fait d’études spéciales sur les insectes, elle se considérait comme une autodidacte dans le domaine. Elle avait ouvert sa boutique un peu avant l’été 2001 et les affaires marchaient correctement.
Dans la rue, Brolin s’arrêta pour acheter une petite bouteille d’eau. L’air était suffocant, et la sueur lui collait à la peau. L’ombre des quelques buildings du centre-ville n’était plus suffisante.
Seul, il était clair qu’il n’arriverait à rien. La personnalité même du tueur lui échappait totalement. il s’était rarement senti aussi impuissant. Qui pouvait lui être d’une quelconque aide alors ? Nelson Henry ? Non, il avait déjà dit tout ce qu’il sa...
Brolin s’arrêta. Sa main s’ouvrit comme pour attraper un fantôme.
Était-il à ce point perturbé pour avoir oublié le message de Connie ? Il sentait depuis le matin qu’il n’en avait pas totalement fini avec les araignées, avec la documentation, et il ne parvenait pas à se rappeler ce qui lui manquait. Tout simplement le message laissé par la technicienne de laboratoire à NeoSeta, avant qu’il ne soit attaqué, lui disant qu’elle avait peut-être des informations pour lui. Sa voix trahissait une inquiétude, un malaise. Il se pouvait qu’elle craigne les gens de NeoSeta.
Brolin saisit son téléphone portable et fut rassuré de retrouver en mémoire le message de Connie d’Eils avec son numéro. On décrocha à la deuxième sonnerie.
— Connie d’Eils, je vous écoute. Sa voix était peu sûre, très timide.
— Bonjour, c’est Joshua Brolin.
— Oh, bonjour. Je, euh, j’ai appris par les infos que vous avez été agressé, c’est horrible. J’espère que vous allez tri...
— Je vais très bien, les médias exagèrent toujours. Je vous appelle suite à votre message, vous aviez des informations, m’a-t-il semblé.
— Oui, euh, on pourrait peut-être se voir...
Brolin eut l’impression que ça lui avait coûté un effort surhumain d’oser proposer une telle chose.
Ils convinrent d’un rendez-vous en ville pour déjeuner et se retrouvèrent dans un petit restaurant de la 22e avenue.
Brolin était déjà assis lorsqu’elle entra. Elle portait des vêtements amples pour dissimuler ses vingt kilos superflus, et lui adressa un sourire crispé en le voyant. Assez maladroite, elle esquissait des débuts d’excuses qu’elle chuchotait dès qu’elle heurtait une personne avec ses coudes ou avec son sac, tout en s’efforçant d’éviter tout contact physique. Gauche et n’assumant pas son physique, déduisit un peu rapidement le privé.
— Je suis désolé, je suis en retard, commença-t-elle. Brolin l’invita à s’asseoir en face de lui.
Elle se maquillait trop, comme si elle avait peur de manquer de goût, pour souligner qu’elle aussi prenait soin d’elle-même. Mais l’effet final était plutôt triste. Plus encore que la première fois où il l’avait vue, Brolin avait l’impression qu’elle avait grandi dans une ferme perdue dans le Middlewest, et qu’elle tentait par tous les moyens de s’affirmer en tant que femme et surtout pas comme fille de la campagne profonde. Le résultat était pourtant à l’opposé de ses espérances. D’autant qu’il émanait de son visage une certaine disgrâce que le maquillage soulignait plus qu’il ne l’atténuait.
Brolin essaya de la mettre un peu plus à l’aise en échangeant quelques banalités. Puis il passa à ce qui les amenait ici :
— Vous vouliez me parler d’élevage, si j’ai bien compris votre message ?
Elle hocha vigoureusement la tête.
— Oui, oui. C’est l’autre jour, quand vous parliez avec Gloria, la chef de projet chez NeoSeta, je l’ai entendue vous dire qu’il n’existait pas d’élevage possible pour recueillir la soie d’araignée en quantité intéressante.
Elle venait de parler à toute vitesse, gagnée par l’enthousiasme. Soudain, elle se rendit compte qu’elle perdait le contrôle d’elle-même et se ressaisit en se redressant sur sa chaise et en adoptant un débit plus lent :
— En fait, c’est pas vrai. Il y a déjà eu un élevage d’araignées pour leur soie. C’était au début du siècle sur l’île de Madagascar. Je suis tombé sur ce récit en faisant des recherches à l’époque de mes études.
Exactement l’île d’où provenaient les veuves noires du tueur, les menavodi, remarqua Brolin.
— Ces cultivateurs de soie avaient installé des colonies entières de Nephila, une espèce d’araignée très robuste, assez grande puisqu’elle fait jusqu’à vingt centimètres, et qui produit énormément de soie. C’est une espèce assez originale, elle fait partie des rares araignées à pouvoir vivre à proximité d’une congénère sans soucis. Bon, il faut tout de même pas les mettre dans la même toile, mais elles peuvent se tolérer, chacune chez elle, à très courte distance... Les cultivateurs avaient donc « infestés » les arbres de Nephila, et ils venaient tous les jours les prendre pour récolter la soie. Le fil était embobiné grâce à une petite machine à vapeur, et il était possible de récolter jusqu’à 25 000 mètres de fil de soie en une journée avec l’ensemble de la production.
— Je ne comprends pas, si c’était si efficace, pourquoi ne fait-on pas la même chose plutôt que d’effectuer de longues et coûteuses manipulations génétiques ? interrogea Brolin.
— Parce que cette exploitation s’étendait sur plusieurs hectares et que le fil de soie est si fin qu’il en faut plusieurs kilomètres pour le rendre utilisable. A petite échelle, cette exploitation fonctionnait très bien, mais elle coûtait très cher, et il était impossible d’en faire une industrie. Il aurait fallu couvrir l’île entière de Nephila... Et le coût d’entretien et d’exploitation aurait été encore une fois supérieur au rendement. C’est là tout le problème de l’élevage d’araignées, il est possible, mais il ne peut pas être rentable. Cette tentative a sombré dans l’oubli.
— D’accord, fit Brolin, mais imaginons que mon but ne soit pas de gagner de l’argent, que je sois prêt à tout pour obtenir de la soie d’araignée en grande quantité, peu importent les coûts, est-il possible que je fasse moi-même mon élevage ?
— Oui, bien sûr. Il vous faudra des connaissances dans le domaine arachnéen, mais c’est tout à fait possible. En revanche, si vous voulez le faire ici, à Portland, ça va vous demander des efforts particuliers. Tout d’abord parce qu’il vous sera impossible d’élever les Nephila en plein air, ne serait-ce qu’à cause du climat. Il vous faut donc une sorte de serre, un terrarium géant.
— Une cave ?
— Oui, une grange bien fermée, ou même une pièce de votre appartement. Il faut y contrôler la température et l’hygrométrie – le taux d’humidité. Ensuite il vous faudra un autre endroit pour votre élevage d’insectes, des blattes ou des drosophiles ailées, la nourriture des Nephila. Tout ça demande une réelle connaissance et un investissement total, c’est une passion envahissante !
— Mais c’est possible...
Pour la première fois, Brolin entrevoyait une solution au mystère du tueur-araignée. En fait cette réponse à l’énigme de la soie n’était pas un secret jalousement gardé, c’était en réalité tout simple, ce qui l’étonna.
— Dites-moi, mademoiselle d’Eils, cette histoire d’élevage à Madagascar, c’est assez connu ? Je veux dire, dans le milieu des arachnophiles.
Elle haussa les épaules.
— Je ne crois pas, non. L’exploitation n’a duré qu’un an ou deux et c’était il y a un siècle. J’imagine que plus personne ne se souvient de ça...
— Il est donc normal que vos supérieurs, Gloria Helskey et le Dr Haggarth, ne soient pas au courant de cette anecdote, malgré leurs fonctions ?
Connie d’Eils plissa les lèvres en réfléchissant.
— Eh bien, c’est que... balbutia-t-elle. Ils ignorent peut-être l’histoire de l’élevage à Madagascar, en revanche ils sont au courant qu’on peut « traire » des Nephila, oui, ils le savent puisque nous étudions les Nephila en laboratoire, rappelez-vous ces grosses araignées que vous m’avez vue nourrir. Mais ils n’aiment pas parler de tout ça, ils sont terrorisés à l’idée qu’on puisse leur voler leurs idées et moins ils peuvent en dire, mieux ils se portent.
Brolin était sceptique. Gloria Helskey et Haggarth avaient été catégoriques en affirmant qu’il était impossible de faire un élevage d’araignées pour en extraire la soie. Ou bien, ils étaient des paranoïaques convaincus, ce qui n’était pas du tout impensable. Ils protégeaient leurs travaux comme un secret militaire... Militaire.
Brolin songea d’un coup à la base dans la forêt. À côté de la clairière où tout avait commencé.
Réfléchis, si le tueur a situé son point de départ là-bas, ce n’est pas un hasard !
Il savait tout cela, il y avait déjà pensé. La clairière en soi n’était rien, un bout de végétation perdue au milieu de nulle part. C’était la proximité avec la base militaire abandonnée qui lui conférait une autre dimension. C’était la base qui avait son importance, Brolin en était convaincu. Une base des plus discrètes. Quel pouvait être le rapport avec le tueur et les araignées ?
Une idée germa dans l’esprit du détective.
— Je peux vous poser une question un peu délicate ? demanda-t-il.
Connie d’Eils fut troublée. Si elle n’avait pas eu autant de fond de teint, on aurait pu constater qu’elle rougissait, devina le privé.
— Il y a à l’ouest de la ville une base militaire perdue dans la forêt. Elle est abandonnée depuis quelques années. Je me demandais si vous n’en auriez pas entendu parler par hasard ?
Cette fois, ça n’était plus une gêne amusante que Brolin perçut dans le regard de son interlocutrice. Elle était réellement embarrassée. Il décida de la brusquer un peu :
— Alors ? Je pense que vous savez de quoi je parle, n’est-ce pas ?
Connie peina à avaler sa salive, elle poussait d’un doigt son assiette.
— Euh... oui, j’en ai déjà entendu parler.
— Pourquoi ?
Elle inspira profondément.
— Parce que l’armée y faisait des expériences.
— Sur les araignées ? continua Brolin.
Nelson Henry lui avait dit que l’armée s’était intéressée à la soie d’araignée.
— Pas directement, mais sur la soie, corrigea Connie. Ils ont essayé de trouver un moyen de la récolter à très grande échelle, mais c’était beaucoup trop cher, ils ont abandonné.
— C’est pour cela qu’ils financent en partie NeoSeta... Comment savez-vous tout cela ?
Brolin doutait qu’elle pût avoir travaillé dans cette ancienne base près de la clairière aux veuves noires. Les scientifiques que l’armée recrutait n’avaient pas un profil type mais on devait veiller à éviter les personnalités fragiles.
Elle répondit sur le ton de la confidence :
— Une partie du personnel de NeoSeta travaillait dans cette base il y a quelques années, dont le professeur Haggarth et Gloria Helskey, mais d’autres encore, je ne les connais pas tous. C’est pour ça que NeoSeta les a embauchés.
Brolin hocha la tête. Et comme dans toute entreprise, les petits secrets se propageaient vite. D’autant plus qu’Haggarth et Helskey, qui avaient certainement été engagés pour leurs spécialisations, n’avaient pas dû faire partie intégrante de l’armée, ils n’étaient peut-être pas tenus au silence. À bien y songer, beaucoup de laborantins de NeoSeta devaient être d’anciens collaborateurs de cette base. Pourquoi la société avait-elle choisi Portland pour s’installer ? Parce qu’elle disposait d’un vivier de scientifiques déjà formés. Dès la naissance de NeoSeta, l’armée lui avait communiqué quelques informations sur le sujet pour ne pas perdre de temps. Oui, tout s’emboîtait, Brolin voyait juste.
— Ils sont nombreux dans le personnel de NeoSeta à avoir travaillé dans cette base, je suppose ?
Connie approuva.
— Ça n’était pas, ou plus, un secret d’État, on leur demandait un minimum de discrétion quant à leur passé, sans plus.
En face, Connie, la tête engoncée entre ses épaules, guettait les réactions du détective avec une certaine jubilation.
Brolin la prit en pitié. Il comprenait tout d’un coup sa présence ici, rien qu’en observant son attitude devant la part de gâteau qui traînait dans l’assiette de leur voisin. Connie avait à plusieurs reprises fixé le dessert en avalant sa salive, luttant pour ne pas en commander. Sa vie se résumait probablement à cela, une intégration difficile parmi les citadins et des luttes perpétuelles contre elle-même, pour se confondre avec ceux qui l’entouraient. Être maquillée pour tenter d’être jolie, essayer de maigrir, de s’habiller correctement, être « dans le coup », comme tous ces gens. Tant de choses que Connie n’était pas. Et l’apparition de Brolin dans sa vie avait soudain ouvert une porte vers l’inédit, vers un peu d’excitation, du renouvellement dans sa triste existence. C’était un constat amer et cruel, et pourtant Brolin eut à cet instant la certitude d’y voir clair.
Le privé cala sa tête contre le mur derrière lui. Il regardait les voitures et tous les passants défiler devant le restaurant.
Le tueur avait travaillé dans cette base de l’armée. C’était là-bas qu’il avait acquis ou peaufiné son savoir sur les araignées. Il y avait même de fortes chances pour qu’il soit un employé de NeoSeta.
Non, tu vas trop loin ! Tu n’en sais rien, et sans déduction formelle, toute hypothèse n’est qu’un écueil de plus sur la route de la vérité, tu le sais.
Il devait dégager la pensée du tueur, cerner ce qu’il était.
Pendant une demi-seconde, il eut le sentiment d’avoir toutes les réponses entre les mains et d’être sur le point de les imbriquer toutes ensemble. La frustration n’en fut que plus grande. Il y était presque. Il ne manquait plus que la petite étincelle pour lier le tout.
Juste un détail.